René Girard (Avignon 1923 – Stanford 2015) a été professeur de lettres dans diverses universités américaines.
Mais c’est avant tout un chercheur infatigable. Ses recherches l’ont mené des études des oeuvres littéraires de génie (Cervantes, Shakespeare, Dostoïevski, Nietzsche, Flaubert, Proust …) vers l’étude des comportements induits par le désir et l’imitation du désir d’un modèle fictif ou réel.
Ainsi le Don Quichotte de Cervantes prétend imiter un héros fictif pour se couvrir de la même gloire que lui. Son modèle n’est qu’un héros de papier, ce n’est qu’une douce folie. Par contre le désir d’une femme réelle, désirable parce qu’elle est désirée par un autre homme peut mener à la catastrophe.
Ainsi l’antique Guerre de Troie, mise par écrit dans l’Iliade au 9ème siècle avant J.C., a pour point de départ l’enlèvement de la belle Hélène, femme d’un roi grec, Ménélas, par Paris, fils du roi de Troie. Longue et meurtrière, la guerre de Troie aboutira à la destruction de la ville.
Qu’on pense à n’importe quel conflit, tous ont pour point de départ la rivalité pour la possession d’un objet (la belle Hélène ou, aujourd’hui, la “route de la soie” ou les pôles ou les terres rares ou les sources d’énergie ou la lune ou Mars …) Souvent on découvre l’intérêt capital de cet objet uniquement parce qu’un autre s’en est emparé ou simplement le convoite. C’est la “rivalité mimétique” comme l’appelle René Girard. Dans les sociétés archaïques, c’est la raison pour laquelle des tabous ont été désignés: personne ne touchera à telle chose (une fontaine, p. ex.) parce qu’elle risque, étant l’objet de la convoitise de tous, de provoquer un conflit de chacun contre tous et donc la disparition de toute la communauté.
Toutefois, si cette crise menace, il existe un remède redoutable : c’est de dévier l’agressivité de chacun vers un unique responsable. La tension monte. La mise à mort de ce “bouc émissaire”, désigné arbitrairement (il est peut-être un peu original ou étranger…), réconcilie tout le monde. Sa mort ramène la paix … pour un temps. Ce mérite lui vaut d’être considéré comme un dieu. Quand la prochaine crise mimétique se profilera à l’horizon, la communauté offrira à ce dieu un sacrifice (p.ex. un animal) qui aura le même effet: ramener la paix. C’est la naissance du rite. Pour René Girard, c’est ainsi que naissent les religions archaïques.
Ces religions ont disparu mais le désir mimétique et la violence sont toujours là, dans la vie de tous les jours comme dans les conflits entre Etats, les persécutions ou les génocides.
Ainsi en fut-il du génocide des Roms et des Juifs dans l’Allemagne nazie, tentative absurde de donner à la communauté la cohésion qui lui manque. Qu’il s’agisse du nazisme en Allemagne ou du pouvoir des Khmers rouges au Cambodge, ces violences sont suicidaires.
Depuis la fin du XVIIIème siècle, l’égalité théorique des droits de tous tend à se répandre partout à partir de l’Europe, à se généraliser. Dans une société égalitaire, le désir mimétique est plus fort que jamais. Voyez la publicité: Il “faut” posséder tel objet puisque telle personnalité le possède ou est censée le posséder.
Toutefois, René Girard fait une découverte capitale: il existe, dans un lointain passé déjà, une exception: le peuple hébreu. Ainsi le geste d’Abraham, prêt à sacrifier son fils à Dieu (c’est la coutume païenne) est arrêté par Dieu lui-même. Le sacrifice de l’enfant est remplacé par celui d’un bélier. Job, que ses “amis” accusent de tous les maux, sent la haine meurtrière monter autour de lui. Il proclame son innocence. “J’ai un défenseur (un paraclet) auprès de Dieu.” Quant au “Satan” qui propose à Dieu de tenter Job, comme il tentera plus tard Jésus, c’est le nom donné, dans la Bible, au désir mimétique.
Dans la Bible, la victime est innocente. Ce que le Dieu d’Israël demande c’est que la haine elle-même soit sacrifiée.
Osée 6,6: “C’est l’amour que je veux et non les sacrifices, la connaissance de Dieu et non des holocaustes.”
Le serviteur souffrant (Esaïe 53, 2-4) est l’image-même du juste sacrifié :
“C’est nos maladies qu’il portait, et nous, nous le regardions comme un puni, frappé de Dieu et humilié”
René Girard cite avec admiration cette parole talmudique formidable, rapportée par E. Levinas, philosophe juif : “Si tout le monde est d’accord pour condamner un individu, libérez-le; il doit être innocent.”
C’est bien d’un nouvel ordre du monde qu’il est question :
“La pierre rejetée des bâtisseurs est devenue la pierre d’angle.” (Ps.118, 22)
“Il est avantageux qu’un seul homme meure pour le peuple.”, dira Caïphe (Jean 18,14). Par cette parole, Caïphe révèle le caractère fallacieux du sacrifice dont la victime est désignée arbitrairement. A partir du moment où la société en prend conscience, ça ne marche plus. Jésus met fin au sacrifice en le “révélant” par sa mort: Père, pardonne-leur. Ils ne savent pas ce qu’ils font.” Le premier à saisir cette révolution radicale, c’est le centurion romain de faction au pied de la croix. “Certainement, cet homme était un juste.” (Luc, 23, 47)
Tout l’enseignement de Jésus va dans ce sens: la conciliation, le pardon sont seuls capables de casser la logique de la violence. C’est bien d’un nouvel ordre du monde qu’il est question. 2000 ans plus tard, cette parole inspirée n’a pas encore retourné le monde. Elle n’est pas facile à comprendre. L’Eglise elle-même qui se réclame de la parole de Jésus, le trahit en persécutant des boucs émissaires. L’inquisition et l’antisémitisme en sont la preuve. Mais cette parole a réalisé un travail souterrain dont nous avons la chance d’être les héritiers – dans la mesure où nous le voulons bien.
René Girard a tiré des conclusions personnelles de ses recherches: “Ce n’est pas parce que je suis chrétien que je pense comme je le fais. C’est parce que mes recherches m’ont amené à penser ce que je pense que je suis devenu chrétien.”
Le premier livre de René Girard “Mensonge romantique et vérité romanesque” a fait sensation en 1961. Ses observations venaient secouer le monde scientifique dans divers domaines: sociologie, psychologie, éthologie, anthropologie, sciences religieuses et politiques, économie…
L’accueil – positif ou non – fait à ses recherches a incité René Girard à les poursuivre inlassablement, le plus souvent en collaboration avec d’autres savants. Cette pensée féconde a permis à certains savants de réorienter leurs recherches. Il a été chercheur jusqu’à sa mort. Et ses amis – ses ennemis aussi – n’ont pas fini de s’étonner des implications de cette pensée neuve qui est démystification.
Je vous conseille de lire Girard. Quelques-uns de ses livres sont disponibles à la bibliothèque du Temple. Il est nettement plus captivant et plus subtil que ne laisse supposer ma prose.
Cécile Liben
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