Des temples dans la cité

Quelques jalons de réflexion sur les lieux de culte protestants dans l’espace urbain

Un sondage Ipsos réalisé au début de l’année 2016 par l’Observatoire des Religions et de la Laïcité (ORELA), la RTBF et le quotidien Le Soir révélait alors que 75 % des francophones de Belgique revendiquaient une identité religieuse, toutes confessions confondues, et ceci, faut-il le rappeler, dans le contexte de la menace terroriste que faisait planer sur l’Europe – la France et la Belgique en particulier – l’État islamique[1].

 

En dépit d’une forte sécularisation de notre société, on assiste à un « retour du religieux », à la fois à un regain d’intérêt pour le fait religieux en général et à son rejet. En témoignent les Journées du Patrimoine en Wallonie de 2016 consacrées au patrimoine religieux, les deux journées d’études et de réflexion organisées les 29 et 30 janvier de la même année à l’espace Flagey à Bruxelles sur le thème « Les religions dans la Cité », mais aussi la remise en question, depuis plusieurs années, des cours de religion et de morale non confessionnelle dans l’enseignement public officiel ainsi que la polémique récurrente autour du port de signes convictionnels dans la fonction et l’entreprise publiques. Ce dernier contentieux soulève la question, qui n’est pas neuve, de la compatibilité ou de la conciliation entre la neutralité convictionnelle de l’État – avec ses différents espaces – et de ses agents et leur liberté religieuse et philosophique, l’une et l’autre étant constitutionnelles, sans qu’il s’agisse ici de débattre de la délicate hiérarchie entre ces deux principes.

Les controverses à leur sujet peuvent faire apparaître les expressions d’identités religieuses individuelles dans la sphère publique comme clivantes, en opposition avec des valeurs communes qui, quant à elles, gomment les différences, et même comme un recul du devoir citoyen, dans une société dont il faut néanmoins rappeler que la diversité convictionnelle découle elle-même de la Constitution belge.

Sur ce plan, la Belgique est en effet un État officiellement pluraliste, la Constitution de 1831 ayant établi la liberté de culte public et confirmé le financement public, d’origine napoléonienne, des cultes reconnus, assorti de la non-ingérence de l’État en matière religieuse et de sa neutralité entre ces différents cultes et organisations philosophiques : catholique, protestant et israélite dans un premier temps, anglican, islamique, orthodoxe ainsi que la laïcité organisée et le bouddhisme ensuite[2].

Se pose donc inévitablement la question des relations et des interactions entre d’une part l’État et la société civile, d’autre part les mouvements convictionnels reconnus et de leurs enjeux, qui relèvent du vivre-ensemble[3].

En est-il de même des lieux de culte ou font-ils exception ? Leur visibilité dans l’environnement et dans l’espace public est-elle susceptible d’être elle aussi remise en cause au nom du principe de neutralité ?

Dans une Belgique où le catholicisme reste largement majoritaire, les édifices qui lui sont dédiés bénéficient d’une large visibilité, que nul ne semble contester. Beaucoup d’entre eux font d’ailleurs partie du patrimoine architectural et sont devenus des sites touristiques, dans une articulation entre le sacré et le profane ; ils ont donc une portée non seulement cultuelle, mais aussi culturelle[4]. On peut se demander pourquoi, dans un pays officiellement neutre, il n’en serait pas de même des autres lieux convictionnels, y compris les plus éloignés de nos racines historiques comme les mosquées ou les temples bouddhistes.

Par ailleurs, ne préfère-t-on pas que les lieux de culte soient aisément indentifiables dans le paysage urbain, pour autant toutefois qu’ils n’affichent pas une présence territoriale estimée excessive ? Une trop grande discrétion, voire leur confidentialité, même involontaire, n’est-elle pas suspecte ? Au contraire, une trop grande publicité n’est-elle pas susceptible de mettre mal à l’aise les citoyens sans appartenance religieuse ? Sans prétendre trancher ces différentes questions, nous proposerons un éclairage à travers des spécificités non exhaustives du culte protestant, qui constitue un cas d’étude pertinent quant à l’intégration de la dimension spirituelle dans un espace urbain.

 

Une minorité ancienne

Tout d’abord, rappelons ses racines locales. Bien qu’elle n’y ait pas développé de tradition, de culture spécifique ou d’élite qui auraient marqué la société, la minorité protestante est la deuxième minorité religieuse la plus ancienne sur le sol belge après la population juive. Présente sans véritable discontinuité depuis 500 ans, elle est solidement ancrée et enracinée en Belgique. Même s’il y est représenté seulement par environ 3 % de la population, le protestantisme n’est donc pas dans notre pays un culte « exotique » ou issu de la seule immigration.

 

Le pluralisme des idées : le protestantisme comme laboratoire du vivre-ensemble

Les protestants forment eux-mêmes un laboratoire du vivre-ensemble. L’événement fondateur dont ils sont issus, la Réforme, qui a profondément marqué la société occidentale au XVIe siècle, a imposé en particulier une autre manière d’être chrétien et introduit de manière durable la pluralité des croyances, que nous connaissons plus que jamais. Cette pluralité, le protestantisme l’illustre lui-même parfaitement et même l’accentue encore en raison de trois grands principes : l’autorité spirituelle exclusive du texte biblique, largement diffusé et mis entre les mains des fidèles dans leur propre langue, mais sujet à bien des interprétations ; une nouvelle compréhension du rapport de l’homme à Dieu, désormais individualisé et dépourvu de médiateur humain ou institutionnel ; la permanence de la notion de « réforme » incarnée par des mouvements successifs de redynamisation de la foi susceptibles d’entraîner des ruptures génératrices de nouveaux groupements. Il n’y a rien d’étonnant à ce que, dès la fin du premier tiers du XVIe siècle, plusieurs courants protestants – luthérien, réformé, anabaptiste –, présentant des divergences doctrinales et ecclésiologiques, se soient superposés. Le paysage protestant belge en est d’autant plus le reflet qu’à ses racines autochtones sont venues s’ajouter des influences étrangères à travers des sociétés missionnaires et les mouvements migratoires, si bien que le culte protestant en Belgique compte aujourd’hui plus de 30 associations d’églises – ou « dénominations » – distinctes, avec leurs spécificités sociologiques, culturelles, linguistiques et même certaines nuances plus ou moins importantes, chapeautées toutefois par des structures administratives, qui servent d’interlocuteur et de représentant auprès de l’État belge.

 

Se développer malgré les discriminations religieuses

Si la liberté religieuse semble aujourd’hui aller de soi, le protestantisme belge s’est développé en majeure partie dans l’adversité[5]. Les idées de la Réforme ont rapidement été diffusées sur le territoire de l’actuelle Belgique, tout en étant perçues comme incompatibles avec la conception de l’État, si bien que leur répression a été organisée à l’échelle de l’ensemble du territoire, en particulier au moyen de la peine capitale. La Grand-Place de Bruxelles a ainsi vu périr, le 1er juillet 1523, les tout premiers martyrs de la Réforme et les exécutions pour motif religieux se sont succédé pendant 74 ans dans les Pays-Bas espagnols. À partir du XVIIe siècle, la minorité protestante a continué à y subir d’importantes discriminations, ce qui ne l’a toutefois pas empêchée de se maintenir plus ou moins clandestinement. Il a fallu 250 ans pour que son existence commence à être autorisée officiellement, tout d’abord par l’édit de tolérance promulgué en 1781 par l’empereur d’Autriche Joseph II qui, parmi d’autres mesures, accordait aux protestants des droits civils fondamentaux ainsi que l’autorisation de construire des bâtiments de culte, sous certaines conditions : ces édifices ne devaient ainsi pas avoir l’apparence d’une église ni se manifester par un clocher, des cloches ou toute autre sonnerie, mais rester discrets aux plans visuel et sonore. Tout en restant discriminatoire, ce texte marque les prémices de la liberté religieuse qui, d’étape en étape, et ne sera complète en Belgique que 50 ans plus tard avec la Constitution de 1831. Dans la Belgique souveraine, le protestantisme connaît un développement rapide – on parle de « réveil protestant » –, dans le contexte de l’industrialisation qui a entraîné des conditions favorables à son implantation, mais ce phénomène s’est heurté, encore au XXe siècle, à des reculs en matière de liberté religieuse. Les archives des paroisses protestantes contiennent de nombreux rapports évoquant des perturbations de funérailles, des chantages au licenciement et des licenciements secs, des pertes de logements, des insultes sur la voie publique, des menaces physiques que subissaient leurs adhérents. Néanmoins, on assiste à une croissance spectaculaire des communautés : à titre d’exemple, en 1880, l’unique paroisse protestante de Charleroi alors existante comptait, si l’on en croit son pasteur Georges Poinsot, 1240 âmes, dont 250 enfants, alors que 40 ans plus tôt, il n’y avait quasiment pas de protestants dans la région[6]

 

La société belge s’ouvre, des lieux de culte protestants apparaissent

Cette croissance a motivé la construction d’édifices qui ont remplacé des locaux de fortune : une cuisine à Farciennes, une grange ou une prairie par beau temps à Ransart, une ancienne auberge à Fontaine-l’Évêque ou encore, à Charleroi proprement dit d’abord un estaminet et une salle de bal dans un quartier malfamé de la ville, ensuite l’ancien local des francs-maçons. Aujourd’hui, sur les quelque 820 lieux de culte protestants – appelés communément « temples » – que compte la Belgique et les 275 situés en Wallonie, principalement dans le bassin industriel qui s’étend du Borinage à la région verviétoise, 147 se situent dans le Hainaut et 37 dans l’agglomération de Charleroi[7]. Ils se caractérisent d’abord par la diversité de styles architecturaux, certains étant véritablement monumentaux et affichant une réelle prestance, comme celui situé au boulevard Audent à Charleroi, classé comme monument historique en 1990. Au XIXe et au début du XXe siècle – période de leur âge d’or –, les communautés protestantes veulent avoir pignon sur rue et manifestent un souci de visibilité qui se traduit, certes par le choix de leur emplacement – de préférence, dans des endroits habités –, mais aussi, dans l’apparence de ces édifices, par la présence d’une tour, d’un clocheton ou d’un clocher parfois équipé d’une cloche, d’une croix latine en façade, sommitale ou dans la maçonnerie. Il s’agit véritablement de ressembler à une église – ce qui, rappelons-le, leur a longtemps été interdit –, d’être vus sans être confondus avec les édifices catholiques, d’apparaître dans le paysage tout en marquant la différence, d’où l’existence fréquente d’inscriptions permettant de les identifier[8]. Cette visibilité est la marque d’un succès et d’une fierté et aujourd’hui encore, s’il est, notamment dans le paysage carolorégien, des lieux de culte protestants beaucoup plus discrets, à peine distincts d’une banale habitation privée, marqués par l’insignifiance, voire l’anonymat – pas toujours par choix, mais parfois en raison d’une précarité immobilière[9] –, ces édifices sont autant de lieux de mémoire, celle d’une communauté locale où les générations se sont succédé, et symbolisent la persévérance d’une minorité religieuse dans un environnement jadis hostile ainsi que la réussite d’une harmonie œcuménique.

 

Lieux de culte et lieux de vie

Non sacralisés – avec toute la souplesse d’utilisation qui en découle, y compris de la salle de culte proprement dite –, ces lieux sont aussi des espaces de vie à part entière. De nombreuses rencontres, qui ne se limitent pas au culte dominical, peuvent s’y dérouler régulièrement et ceci notamment en vertu du principe du sacerdoce universel qui désacralise la fonction du pasteur et responsabilise les laïcs appelés à diverses tâches, y compris la direction de la paroisse. Facteur de créativité et de dynamisme plus ou moins important en fonction des ressources des communautés, ce fonctionnement entraîne l’organisation d’innombrables activités et services potentiels, dont beaucoup ne sont pas seulement destinés aux paroissiens, mais aussi à tout citoyen, dans un souci d’inscription dans la société et en phase avec la réalité contemporaine, comme l’aide sociale envers les démunis ou encore des manifestations culturelles. Les temples protestants, souvent équipés d’espaces annexes – salles de réunion, bureaux, cuisine, salles des fêtes, jardin (à Jumet, à Marcinelle ou encore à Marchienne-au-Pont), – ne sont donc pas des forteresses isolées du monde, mais des lieux d’interactions, où il règne un va-et-vient parfois quotidien[10]. Cette vitalité potentielle, dont le degré varie d’une paroisse à l’autre, entraîne des besoins qui ne sont pas seulement internes. Ainsi, il est nécessaire que les temples, même s’ils ne présentent pas l’attrait touristique des églises catholiques, soient aisément accessibles par des plans de circulation simples, des voiries en bon état, sécurisantes et bien éclairées, des lignes de transports en commun et des arrêts qui en soient proches, mais aussi des facilités de stationnement et une signalisation claire et efficace. Ces lieux sont aussi fragiles. Ils partagent les vicissitudes de la société et la flexibilité dans leur utilisation peut aller jusqu’à l’instabilité lorsqu’ils ne répondent plus aux attentes de la communauté qu’ils abritent ou ne peuvent plus être entretenus. Il n’est pas rare qu’une paroisse protestante en soit à son deuxième, voire à son troisième bâtiment, situation qui ne relève pas toujours d’un choix serein, mais parfois d’une contrainte. Il ne s’agit donc pas seulement de préserver leur visibilité, mais aussi d’assurer autant que possible leur conservation matérielle en particulier lorsqu’elle est, même partiellement, tributaire du soutien des pouvoirs publics, et de leur épargner certaines nuisances dans le voisinage qui peuvent d’ailleurs être réciproques ; ces nuisances étant, à titre d’exemple, l’ouverture dans l’environnement immédiat d’une discothèque, de maisons de prostitution – devant lesquelles il n’est pas idéal de passer en se rendant à l’église en famille le dimanche matin –, l’installation de panneaux publicitaires trop voyants ou la construction de projets immobiliers privés susceptibles d’entraîner des tensions entre voisins car il faut admettre, d’un autre côté, qu’il n’est pas aisé d’habiter à côté d’une église fort fréquentée lorsqu’on souhaite se reposer le dimanche matin.

Les temples protestants, qui sont les traces les plus concrètes d’une minorité discrète, mais vivante, offrent aussi des terrains et des sources particulièrement riches pour l’étude de toute une identité. Ils illustrent eux-mêmes son ancrage territorial, sa grande complexité, sa capacité d’adaptation, son rapport à la société. Pérenniser ces lieux de rassemblement et les intégrer dans les projets urbains, même dans une société sécularisée, appellent des synergies et représentent un défi pour les paroisses elles-mêmes, pour les riverains, pour les pouvoirs publics et les concepteurs de l’urbanisme.

 

Laurence Druez
Docteur en Histoire de l’Université de Liège
Chargée de cours à la Faculté universitaire de Théologie protestante de Bruxelles
Chef de Travaux aux Archives de l’État en Belgique

 

 

 

 

 

 

 

Photos : Laurence Druez, temples de Jumet (image mise en avant) et de Marchienne-au-Pont

 

[1] https://www.lesoir.be/art/1106186/article/actualite/belgique/2016-01-28/75-des-francophones-revendiquent-une-identite-religieuse

[2] C. Sägesser, Cultes et laïcité, Dossier du CRISP n° 78, Bruxelles, CRISP, 2011, p. 7 et 14-20.

[3] Voir à ce sujet : L. Vanbellingen, « Laïcité ‘à la belge’ : vers une neutralité intrinsèquement plurielle ? », Revue

du droit des religions, 14 | 2022, mis en ligne le 15 novembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/rdr/1898.

[4] M.-H. Chevrier, « ‘Sacrés touristes !’ ou l’irruption du tourisme dans les lieux de culte mondiaux à travers l’exemple du christianisme », E. Fagnoni (dir.), Les espaces du tourisme et des loisirs, Paris, Armand Colin, 2017, p. 238-247 ; « Lieux religieux, pratiques touristiques : les possibles d’une rencontre. Le tourisme, moyen d’apprentissage du sacré et d’évangélisation », E. Peyvel (dir.), L’éducation au voyage. Pratiques touristiques et circulation des savoirs, Presses universitaires de Rennes, 2019, p. 107-126.

[5] L. Druez et J. Maquet, Le patrimoine protestant de Wallonie. La mémoire d’une minorité, Namur, Institut du Patrimoine wallon, 2017, p. 15-67.

[6] Archives de l’ÉPUB, Église chrétienne missionnaire belge, n° 506 : brochure « La vraie Réforme. Discours prononcé à l’Inauguration du Temple de Charleroi le 1er Novembre 1880 par E. de Pressensé précédé de l’allocution du Pasteur de l’Église de Charleroi G. Poinsot, Bruxelles, 1880 », p. 4.

[7] www.cacpe.be : chiffres relevés le 27/07/2023.

[8] L. Druez, « Les lieux de culte du protestantisme wallon : une source méconnue pour l’étude d’une identité religieuse complexe », La Thérésienne. Revue de l’Académie royale de Belgique, 2021/1 : Varia, p. 10-14. URL : https://popups.uliege.be/2593-4228/index.php?id=1151.

[9] L. Druez, « Les lieux de culte des nouvelles églises évangéliques : une contribution au patrimoine religieux belge ? », Congo Libertés. Magazine de liaison de la Maison de la Laïcité de Kinshasa, septembre 2019-février 2020 : « Les églises de réveil », p. 50.

[10] Voir à ce sujet B. Reymond, « L’architecture religieuse et le défi urbain », J.-G. Nadeau et M. Pelchat, Dieu en ville. Évangile et Églises dans l’espace urbain, Montréal-Paris-Bruxelles-Genève, 1998, p. 283-295.

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