Me voilà bien, moi María, l’Espagnole, née dans ce qui était autrefois la belle commune de Comillas, en Cantabrie, sur la côte atlantique. La perle des Asturies. Une région prisée par les aristocrates au XIXème siècle.
Comillas et son célèbre palais art nouveau, conçu par Antoni Gaudi…
Personnellement, je n’appréciais pas tellement ce genre de bâtiment. Trop rococo à mon goût que j’ai simple.
Je me rappelle ses plages immenses au sable fin où j’aimais flâner et profiter de l’air marin.
Je revois constamment le palais Sobrellano, au style moderniste catalan, où habite le marquis de Comillas.
J’y ai travaillé comme petite main, avant la catastrophe.
Cela durait depuis trop longtemps, ces avertissements météorologiques. Tout a commencé à l’époque de mon abuela, en 2024. Pour son malheur et pour le malheur de notre famille, elle vivait dans la région de Valence à cette époque.
Vous ne vous rappelez certainement pas cet incroyable phénomène de la « goutte froide » qui a dévasté la région en une seule nuit. De l’eau, de la boue, des carcasses de voitures enchevêtrées, additionnées comme autant de monstrueux cloportes au festin dans une courgette.
Je dis vous ne vous rappelez pas, car il y en a eu tellement, de ces « gouttes froides », qu’il faudrait une mémoire d’éléphant pour se rappeler quel lieu, quelle ville, quel pays a subi ces terribles inondations.
Mon abuela, je ne l’ai pas connue, même pas en photo. Elle a tout perdu, même la vie, et ma mère n’a survécu que grâce à un voyage scolaire dans une région épargnée…
Vous imaginez le traumatisme, plus de maison convenable, plus de maman. Le papa avait déjà disparu de la circulation depuis longtemps et ce n’était pas à ce moment-là qu’il allait se manifester pour se charger d’une gamine.
La galère.
Cela a été tellement la galère qu’elle a mis du temps à fonder une famille à son tour. A Comillas, pour oublier Valence, si possible, et pour y trouver du travail dans un gite ouvert aux pèlerins suivant le Camino del Norte vers Saint-Jacques de Compostelle.
Me voilà bien, ai-je dit, jetée sur les routes avec des centaines d’autres malheureux et enceinte jusqu’au cou, à la recherche d’un abri où dormir, après cette terrible tornade et ce tsunami qui ont tout ravagé à Comillas. Restaient bien quelques masures, mais bondées à crever et où on abritait surtout les nantis.
Or moi, María, j’ai les poches vides, j’ai tout perdu, mais j’ai le cœur plein d’amour pour mon José et le ventre plein d’un bébé à naître.
D’ailleurs, le voici qui revient, José. Il était parti chercher un abri. Sa tête me dit que la chasse n’a pas été bonne et qu’il va falloir marcher et encore marcher, alors que mon ventre me pèse de plus en plus lourd.
N’ont-ils donc aucune pitié pour une femme enceinte, dans cette région ? Cela se voit quand même, que je vais bientôt accoucher. D’ailleurs j’ai des contractions depuis deux jours, mais je n’ai rien dit à José pour ne pas l’alarmer.
Il ne manquerait plus que j’accouche en pleine campagne, parmi les moutons que je vois là-bas, gardés par leur berger.
Mais n’est-ce pas un gamin qui accourt, envoyé par le berger, son père, qui a bien vu mon état de fatigue ? Et pourtant il est loin, cet homme, mais je pense qu’il m’a vue plus avec les yeux du cœur qu’avec ses pupilles.
Nous voilà dans sa bergerie, pleine d’odeurs fortes du suint de la laine et du fromage au lait de ses brebis.
Je suis éreintée, mon dos me fait mal, mes jambes gonflées ne me portent plus.
Il va falloir, José, que tu m’aides à mettre au monde un enfant d’immigrés climatiques.
Un de plus dans la famille.
Nous l’appellerons Moïse.
Que l’étoile que je vois briller au ciel le protège durant toute sa vie.
Il en aura besoin.
Yvette Vanescotte