L’ecclésiologie de Martin Bucer, source d’inspiration pour une Église protestante en transition ?

Garder la flamme et non les cendres

Mettre en cause nos structures ecclésiales n’est pas une mode qui suivrait l’air du temps. La critique est un principe structurant du protestantisme. Les débats sur la contemporanéité de l’Église et sur sa pertinence sont récurrents  depuis longtemps et font régulièrement émerger la question de la tradition. Comment, tout en étant attentif au message de l’Évangile et à l’évolution de la société, rester fidèle au dépôt des Réformateurs ? Pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, Paul Tillich dans un article de 1937 intitulé «Protestantism in The Present World Situation[1]» questionnait déjà avec gravité la possibilité pour le protestantisme traditionnel de s’adapter à la réalité sociétale sans avoir à renoncer à son caractère essentiel. Le théologien y plaide en faveur de la créativité et de l’affirmation de l’esprit prophétique du « principe protestant ».

 

Contre la tentation du repli dans un refuge religieux douillet ou adversatif, il nous semble essentiel de postuler avec Jaurès que de la tradition « il faut garder la flamme et non les cendres ». Dès lors, notre contribution se propose de participer à la réflexion en relativisant le modèle ecclésial de Calvin afin de mettre rapidement en lumière une ecclésiologie alternative et créative : celle de Martin Bucer (1491-1551).

 

Bien entendu, il ne s’agit pas privilégier un modèle au détriment de l’autre mais plutôt d’initier un dialogue sur les éventuelles possibilités d’une ressaisie critique et féconde de la posture bucerienne pour une Église protestante en transition dans une société liquide[2]. Nous nous limiterons ici à une description liminaire de l’ecclésiologie de Bucer tout en étant conscient qu’un travail important de contextualisation est indispensable et impossible à réaliser dans le cadre de cette publication.

 

Ecclesiola in ecclesia

L’ecclésiologie de Bucer est pour le moins originale de par sa volonté dualiste d’adjoindre à l’Église de multitude (la paroisse comme corpus mixtum), des communautés plus petites et plus confessantes, lesquelles seraient plus conformes aux modèles de la première Église et de la tradition patristique qu’il tient tout deux en haute estime. Dans un contexte troublé par les dissidents de la Réforme magistérielle, il s’agissait pour le réformateur strasbourgeois, de démontrer en quels lieux se reconnaissait la « vraie Église » face aux revendications des groupuscules anabaptistes. Mais aussi face aux prétentions hiérarchiques et cléricales de l’Église de Rome inaugurant le Concile de Trente en 1545. Vers les années 1546-1547 et avec le concours du Magistrat de la ville, Bucer met en place à Strasbourg des espaces ecclésiaux inédits, dans lesquels les membres de l’Église les plus avancés dans la progression de la vie chrétienne pourraient trouver un lieu de formation, d’édification, et d’exhortation mutuelle : les Christlichen Gemeinschaften.

  

Au Magistrat de la ville, il écrit :

« Que les pasteurs, avec des responsables paroissiaux et les kirchenpfleger créent et animent, au sein de leur paroisses, des petits groupes de fidèles, prêts à se former dans la foi, à s’exhorter à l’amour-charité, et à pratiquer entre eux une discipline pastorale de repentance et de sanctification[3] ».

 

Pour Bucer, ces petites communautés sont appelées à réactiver l’Église de multitude en étant le catalyseur de la multitude des baptisés en tant qu’ecclesiola in ecclesia – eclésioles dans l’Église. Structurées autour des grandes paroisses dont les anciens (les kirchenpfleger – gardiens de l’église) nommés par l’autorité civile sont les relais et les gardiens de l’autorité disciplinaire et doctrinale, elles doivent contribuer à l’unité entre tous les chrétiens. Cette dimension est particulièrement importante pour Bucer qui ne souhaitera jamais que ces Gemeinschaften deviennent des entités cultuelles séparées, donc possiblement sectaires. Dans cette optique, le culte dominical et la célébration de la Cène, sont présentés comme les ancrages qui doivent rassembler les deux pôles afin d’exprimer l’unité de l’Église comme vraie communauté[4].

 

Cette tentative ecclésiologique fut de courte durée. En 1549, Charles Quint impose l’Intérim à la ville de Strasbourg et Bucer est contraint de s’exiler en Angleterre. Les Gemeinschaften devinrent pendant quelques temps des lieux de résistance active contre le «  papisme », mais ne survécurent pas au départ du réformateur.

 

La pluralité des ministères

Hammann fait remarquer que l’une des particularités intéressantes fut la part de plus en plus active que prirent les laïcs au sein de ces petites communautés[5]. Et pour cause, la théologie bucerienne des ministères s’inscrit en droite ligne dans son schéma d’une église duale : simultanément communauté de multitude et communauté confessante. Sans entrer dans le détail, la doctrine des ministères conceptualisée par Bucer (adossée à sa doctrine pneumatique de l’Église et à celle du sacerdoce universel), se subdivise en différentes fonctions et tâches répondant aux besoins de l’Église. Cela implique de facto une pluralité et une diversification créative des ministères. Au fur et à mesure de son entreprise réformatrice, Bucer diversifie les fonctions dans un organigramme et une terminologie toujours plus complexe. Il faut relever que dès 1530, l’institution des kirchenpfleger – pour des motifs relatifs à des questions de discipline – accorde à des laïcs une qualification ministérielle. Ce faisant, Bucer fait éclater la différenciation clercs-laïcs.

Si dans les Commentaires évangéliques de 1536, il mentionne explicitement les quatre ministères repris plus tard par Calvin – avec le succès qu’on connait – il ajoute aussitôt :

 

«  […] et tous ceux qui sont nécessaires, pour établir de la meilleure et la plus adéquate manière possible république du Christ et promouvoir sa gloire[6]. »

 

Raison pour laquelle, à coté des ministères permanents tels que les pasteurs, les épiscopes, les presbytres, le strasbourgeois institue des « ministères temporaires » comme ceux de prophètes, d’exorcistes, ou de guérisons. Fait singulier, Bucer pousse cette diversité ministérielle jusque à l’insolite, apposant à coté des ordinaires apôtres, prophètes, évangélistes et docteurs, des « ministères extraordinaires » comme celui de l’âne de Baalam ou des démons (sic.)[7].

 

Selon Bucer, Dieu a institué une pluralité de ministères propres à couvrir les exigences de l’action divine. Là où la doctrine de Calvin met l’accent sur quatre ministères fondamentaux, celle de Bucer le place sur la diversité : le « munus pastorale » doit être « multiplex ».

 

Le réformateur genevois opéra donc une réduction de la diversité bucérienne pour en faire une donnée normative et applicable dans la réalité ecclésiale. Cependant, on peut se demander si, en cadrant de la sorte, il ne sacrifia pas les possibilités d’applications souples et circonstanciées[8].

 

Certes, l’entreprise de Martin Bucer recèle des écueils qu’il conviendra d’éviter. Cependant, elle témoigne de la plasticité propre à la d ynamique interne de la théologie de la Réforme – c’est sans doute là un de ses plus grands interêts. Bucer a subordonné l’institution ecclésiale et son organisation structurelle à une nécessité : celle d’une proclamation fondatrice.

 

Rémy Paquet (chargé de cours à la FUTP)

 

Image : Martin Bucer, école allemande, sur wikimedia

 

[1] Paul Tillich, Substance catholique et principe protestant, Cerf/Labor et Fides, 1995, p.271-284.

[2] J’emprunte le concept à Zygmunt Bauman.

[3] Cité par Gottfried Hammann, Entre la secte et le cité, Genève, Labor et Fides, 1984,  p. 79.

[4] Voir : Gottfried Hammann, « Les motifs ecclésiologiques sous-jacents à la création des “Christlichen Gemeinschaften” par Martin Bucer à Strasbourg en 1546-1548 » in : Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 1993, p. 183.

[5] Gottfried Hammann, Entre la secte et le cité, Genève, Labor et Fides, 1984,  p. 81.

[6]Ibidem, p. 278.

[7] Ibid., p. 279.

[8] Ibid., p.281-282.

 

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