Solidement ancré dans une tradition baptiste, prenant tout naturellement sa place dans une lignée de pasteurs (son père et grand-père maternels le précèdent comme pasteur de la communauté baptiste d’Ebenezer à Atlanta, son arrière grand-père était également pasteur), ce sera pourtant une expérience personnelle et bouleversante qui sera décisive pour le parcours professionnel de Martin Luther King. Enfin, nous aurions tort de parler d’un parcours ‘professionnel’ tant la vocation du jeune pasteur concernera toute sa vie ainsi que celle de ses proches. King témoigne de cet événement décisif dans une prédication que nous pouvons encore écouter aujourd’hui, grâce à la mise en ligne de la bande son. La nuit du 27 janvier 1956, épuisé, le pasteur de l’Eglise d’Ebenezer était couché lorsqu’un coup de téléphone retentit et le plonge dans une profonde angoisse:
“Ecoute sale nègre, on en a ras le bol de toi et de ton merdier. Si dans troisjours tu n’as pas quitté cette ville, on te fait sauter la cervelle et ta maisoavec[…][1] .
Lorsque King confie au Seigneur son découragement, il croit entendre une voix intérieure l’ordonnant de se lever pour la justice et pour la vérité et lui promettant la présence de l’Eternel à ses côtés. Il fallait bien ça pour oser se déplacer de la périphérie des idées et théories sur la foi vers le centre de la Parole vivante qui met en mouvement et cela au risque de sa vie. Dans une récente prédication, j’ai voulu mettre cette expérience en relation avec le récit de la rencontre entre Jésus et Nicodème.
Tout au long de son combat pour plus de justice, King aura conscience qu’il s’agit d’un combat pour le Noir comme pour le Blanc, pour l’homme soumis comme pour l’homme libre. Rien d’étonnant donc qu’il élargisse ses actions à la lutte contre la guerre en Vietnam qui enrôle notamment des pauvres, souvent noirs qui rejoignent dans leur misère les victimes de l’autre camp. C’est aussi tout naturellement qu’on le retrouve, la veille de sa mort, aux côtés des éboueurs de Memphis. C’est que la violence ne choisit pas ses victimes en fonction de la couleur de la peau, de la religion ou du genre. Elle a infiltré l’être humain sans distinction aucune. La seule manière de la combattre sera donc d’opposer à la violence la non-violence, à la haine l’amour.
King s’inspire à la fois de Moïse et de Jésus, à la fois des paroles de l’Évangile et de la méthode non-violente de Gandhi qui a fait ses preuves en Afrique du Sud d’abord, en Inde ensuite, il s’inspire aussi de Tolstoï ou encore de Thoreau, philosophe américain qui influença Gandhi et avait lutté, en 1846, contre l’esclavage en refusant de payer ses impôts. Quand en 1955, King lance le boycott des autobus de Montgomery, il emboîte le pas des femmes comme Claudette Colvin ou Rosa Parks, qui avaient calmement réclamé leurs droits de citoyenne américaine, leur dignité d’être humain, pour s’asseoir à côté des Blancs dans le même bus.
Dans un article publié le 6 février 1957 intitulé “Nonviolence and Racial Justice”[2], King donne un résumé de sa compréhension de la résistance non-violente contre la ségrégation. Il y explique en 5 points l’alternative de la non-violence héritée de Gandhi. D’abord, contrairement à ce que pensent certains, cette méthode résiste au mal de manière active et spirituellement puissante: sans humilier l’opposant mais en cherchant de le gagner à sa cause par l’amitié. La méthode s’attaque aux forces du mal plutôt qu’aux personnes qui sont elles-mêmes sous l’emprise et victimes du mal. Elle évite la violence physique mais également la violence intérieure de l’esprit qui se produit lorsqu’on se laisse submerger par la haine. A la place, la méthode propose l’éthique de l’amour-agape (voir aussi Le coin de Ginette). En cinquième lieu King rappelle que la méthode de la non-violence part de la conviction que Dieu est du côté de la vérité et de la justice. Dans la foi chrétienne, cela se traduit par la résurrection du Christ. C’est cette confiance dans l’avenir qui permet au non-violent de résister et d’accepter la souffrance sans abandonner.
Parce que la non-violence s’apprend, partout des ateliers de formation à la non-violence sont organisés. Mais il y a aussi, et avant tout, les cultes avec ses prières et ses chants de liberté et la méditation des Écritures, pour renforcer la résistance de ceux et celles qui s’essayeront à la méthode non-violente. Ainsi Serge Molla rappelle:
« Un fondement spirituel – en l’occurrence chrétien chez King ou hindou chez Gandhi est nécessaire à la non-violence pour faire face à tout ce qui est intériorisé ou subi.Il y a chez King et dans son Église une interprétation évangélique de la souffrance.Quand les Noirs américains chantent la crucifixion, ils ne font pas seulement référence à celle de Jésus, mais aux lynchages dont ils ont été l’objet jusque dans les années 1950. […] On trouve là une identification au Christ et à la souffrance. La souffrance et la mort de vendredi saint, couplées à l’espérance de Pâques, de la Résurrection, sont omniprésents chez les Noirs américains qui pratiquent la non-violence. Certains sont prêts à aller jusqu’à la mort … » [3]
Le risque est réel de faire de King l’icône qui masque et excuse …. Le risque est réel de réduire la mémoire de cet homme et de son combat pour la justice à un dimanche en janvier. Pourtant force est de constater qu’aux États-Unis comme ailleurs, la violence de la pauvreté, la violence de la guerre, la violence de l’exclusion font toujours ravage et prennent leur source dans des cœurs non-convertis à l’amour. Elles se nourrissent et se multiplient par des méthodes violentes pour combattre la violence. Serge Molla, dans la conclusion de son dernier livre consacré à King, répond par la positive à la question de savoir si King est un prophète. Est prophète l’homme ou la femme qui a reçu l’appel d’être porte-parole et qui ne peut résister à cet appel. C’était le cas de King. « L’appelé devient guetteur et veilleur, et ce faisant il est comme contraint à rester éveillé pour faire advenir le possible de Dieu et bouger le statu quo qui fige les êtres et les âmes » [4] Mais si le prophète est seul prophète, tout un peuple est concerné. Tous ceux qui l’entendent sont concernés.
“Si l’on considère King comme un prophète, écrit Molla, alors il ne faut pas se contenter de lui dédier un chant, […] Si King fait entendre une parole prophétique, alors il vaut la peine de l’écouter, jusqu’à laisser la vigueur de ses propos bousculer les assurances statiques et(re)mettre en cause bien des convictions sur Dieu et le monde. Un prophète est un être subversif, on a tendance à l’oublier […] [5]
Aux États-Unis plusieurs mouvements donnent actuellement suite à cet l’appel. Le mouvement Black Lives Matters (Les Vies Noires comptent), est un mouvement né du hashtag du même nom, lancé le 13 juillet 2013, suite à l’acquittement de George Zimmerman qui avait tué un jeune Noir Trayvon Martin. Conscient de la double ou triple discrimination dont sont victimes les femmes ou les queers Noirs, ce mouvement proteste contre la violence policière à l’encontre des Afro-américains et contre toute autre forme de racisme institutionnel. Leur programme, “healing justice” (justice réparatrice), se donne comme tâche de développer et de proposer des rituels de guérison propre à la communauté noire, pour dépasser et guérir des blessures tant générationnelles et historiques que personnelles comme étape indispensable vers la libération du peuple noir. Il propose également du matériel à la résolution non-violente des conflits.
Lives Matter – Les vies comptent. Toutes les vies. Des milliers de personnes ont manifesté leur indignation devant la mort brutale de la petite Mawda parce que sa vie compte. Quelques jours plus tard nous étions des milliers à rappeler que la vie de Lucil, de Soraya et de Cyril comptent. Récemment, des académiciens de diverses universités de notre Pays ont dénoncé la tendance actuelle à déshumaniser les réfugiés et les migrants. En quelques jours plus de 3500 personnes souscrivaient la lettre ouverte. [6] Dernièrement, j’ai relu le Psaume 139 et c’est la conscience éveillée d’un enfant de Dieu qui me rappelle que, quoiqu’on dise, et quoiqu’on fasse, toutes les vies comptent. « Je confesse que je suis une vraie merveille, tes œuvres sont prodigieuses ! » (Ps. 139, 14) Il faudra le rappeler, non seulement aux “victimes” mais aux “bourreaux” aussi. D’abord, parce qu’on peut être à la fois l’un et l’autre, ensuite parce que tant qu’un seul homme, ou qu’une seule femme reste enfermée dans le mépris et la haine, de soi ou d’un autre, nous devons continuer le combat ou, pour emprunter l’image du plus célèbre discours de King , il faudra se donner la main au-delà de toute barrière afin de pouvoir entonner le vieux Negro Spiritual: “Enfin libres, enfin libres, grâce en soit rendue au Dieu tout Puissant, nous sommes libres enfin !”.
Judith van Vooren
© Le Messager Juillet août – Thème MLK
[1] Martin Luther King, Minuit, p. 166, in Serge Molla, Martin Luther King, prophète, Genève, Labor et Fides, 2018, p. 50
On peut écouter la prédication en question, précédé par un discours de Coretta King, tros après l’assassinat de son mari, en suivant le lien ci-après. http://okra.stanford.edu/media/audio/670827000.mp3 – consulté le 16 juin 2018
[2] King, Nonviolence and Racial Justice, in Christian Century, 6 février 1957. https://lib.tcu.edu/staff/bellinger/rel-viol/MLK-1957.pdf – consulté le 13 juin 2018
[3] « Tenir une position juste, vraie, droite”, Serge Molla, pasteur et théologien explique la théologie de la non- violence. In La Vie, Martin Luther King. Au-delà du mythe, Hors série mars 2018
[4] Serge Molla, Martin Luther King, prophète, p. 242
[5] idem p. 245
[6] https://www.rtbf.be/info/opinions/detail_nous-reclamons-le-droit-a-l-humanite?id=9940174 – consulté le 13 juin 2018